Gilbert Bronwstone
Gilbert Brownstone, Américain, est venu à 17 ans en France pour
ses études. Après avoir fait sciences-po, il est entré
aux hautes études de la Sorbonne et a suivi les cours de l'histoire de
l'art avec Pierre Francastel.
De 1967 à 1973, il travaille au musée d'Art Moderne de Paris,
au sein de la section de l'Art contemporain et participe au groupe de recherche
'Animation-Recherche-Création'.
Directeur du musée Picasso à Antibes en 1974, il est ensuite nommé
conservateur du Musée d'Israël à Jérusalem.
Il a créé sa propre galerie à Paris et ainsi, pendant 12
ans, a fréquenté beaucoup d'artistes d'aujourd'hui, soutenant
tout spécialement l'art dit 'minimal' ou concret.
En 2001, il fonde sa propre fondation. Elle se veut être une aide à
la création artistique et aide à l'humanité.
Aujourd'hui, il est administrateur de plusieurs institutions en France dont
l'atelier Calder, et à l'étranger (deux musées aux USA
).
Commissaire de l'exposition virtuelle sur " La chair et Dieu ", il
rencontre actuellement un certain nombre d'artistes pour préparer un
livre d'art sur ce thème.
Afin de faire connaissance et de mieux mesurer les enjeux de lancer un dialogue avec les artistes autour du thème " La chair et Dieu ", nous avons rencontré Gilbert Brownstone pour lui poser quelques questions.
Q. : " La chair et Dieu " se veut être un appel à la création : que les artistes expriment par leur art comment ils perçoivent le monde et l'homme en ce début de ce siècle. Que pensez-vous de ce thème ?
G.B. : Ma réponse va sans doute vous étonner mais ce n'est pas
à proprement parlé ce thème qui m'intéresse en premier.
Ce qui me touche est que, grâce à cette démarche, la société
et l'Église commencent par aller à la rencontre des artistes pour
les écouter et dialoguer avec eux. Que les artistes expriment par leurs
uvres d'art, ce qu'ils pensent de la marche du monde, comment ils voient
l'homme en ce début de siècle. Cela me paraît d'autant plus
important que l'Église a la réputation dans le monde artistique,
d'être fermée aux problèmes de ce monde.
Que cette Église, vue comme une institution arriérée, qui a des illères, demande à des personnes extérieures de lui parler des hommes d'aujourd'hui, cela me semble tellement formidable que je n'ai pas vu comment je pouvais refuser d'en prendre la responsabilité. Bien que je ne sois pas un 'initié', j'ai aimé l'idée que cette Église vienne à nous pour nous écouter. Non pas pour être d'accord avec ce que nous vivons, disons, nous créons, mais pour dialoguer avec nous. "
Q. : Qu'entendez-vous par 'dialoguer' ?
G.B. : Je suis très marqué par le drame qui se vit actuellement
en Israël et en Palestine. Comme dans beaucoup d'autres endroits de la
planète, il n'y a pas ou plus de dialogue. Les peuples se renferment
dans leur tour d'ivoire, les gens aiment critiquer les autres, utiliser la violence
pour imposer leur point de vue, leur pouvoir. Alors, tout ce qui permet de se
rencontrer en vérité, tout ce qui suscite un dialogue me semble
très important pour notre monde. J'aimerai que le visage de l'Église
soit celui-ci : " Il y a de graves problèmes dans le monde d'aujourd'hui.
Nous, Église, nous ne voulons pas être une tour d'ivoire ni avoir
le visage d'une forteresse assiégée. J'aimerai écouter
les artistes, les hommes et les femmes qu'ils m'apprennent les aspirations de
l'homme d'aujourd'hui dans le langage artistique d'aujourd'hui. " Il ne
s'agit pas ici que l'Église soit d'accord avec la 'parole' des artistes
mais qu'elle dise ce qu'elle apprend d'eux et qu'elle dise ce qu'elle en pense.
Qu'elle entre en dialogue avec eux"
Q : Pensez-vous que ce dialogue sera facile ?
G.B. : Avec le thème " La chair et Dieu ", lancer ce dialogue
est un pari. Quand je vais à la rencontre d'artistes pour leur parler
de notre initiative, je suis étonné du temps qu'il faut. Je suis
obligé de discuter directement avec eux pour qu'ils comprennent l'objectif
de ce projet. Il y a peu de refus mais ils se méfient car ils se demandent
si cela ne cacherait pas un piège ou qu'on veuille récupérer
leurs uvres, qu'on cherche à les " christianiser ". Ils
veulent parler de l'homme d'aujourd'hui en toute liberté. Je dis cela
après mes premiers contacts aux USA, en Angleterre, en France
Q. : Les artistes ont peur, dites-vous, que l'Église récupère
leur démarche, la christianise. Qu'entendez-vous par là ?
G.B. : Certains. Cependant nous ne demandons pas aux artistes de faire un acte
de foi en Dieu mais d'exprimer par leur art, (les arts plastiques, la vidéo,
le cinéma, etc
etc
) comment ils voient la chair, l'homme de
la tête aux pieds.
La Chair est un vaste sujet, parmi les thèmes qui pourraient l'illustrer
citons quelques exemples possibles : La Chair et la Naissance, La découverte
de la Chair, La vie de la Chair, les plaisirs, la vanité de la Chair,
la Chair et la beauté, la Chair et le sexe, la Chair et la soif de vérité,
de liberté, de justice, la Chair malade, la Chair et les Dieux, la Chair
et la mort, Dieu s'est fait chair, la résurrection de la chair
Quant à "
Dieu " chacun a sa façon aujourd'hui
de s'y référer.
L'abbé Robert Pousseur est l'animateur de l'équipe Arts-Cultures-Foi.
Q. : D'où vous est venue l'idée de vous lancer dans ce dialogue
avec des artistes ?
R.P.. : Lors de multiples rencontres avec des artistes et des acteurs culturels,
l'équipe chargée par les évêques français
d'établir des relations suivies avec les artistes a été
frappée par le fossé qui existe actuellement entre le monde artistique
et l'Église catholique. Et pourtant, les artistes expriment souvent aujourd'hui
à travers leurs uvres une soif spirituelle, un besoin de décloisonnement,
d'aller toujours voir ailleurs
Q. : Pourquoi un tel fossé existe-t-il aujourd'hui entre deux mondes
qui se sont non seulement fréquentés durant des siècles
mais qui avaient une grande admiration l'un pour l'autre ?
R.P.. : L'Église a longtemps admiré le langage symbolique
des artistes, cette forme de langage caractérisé par la recherche
de beauté au service de la vérité. Par eux l'Église
retrouvait la façon dont Jésus parlait souvent aux foules, en
improvisant avec génie le langage des paraboles, un langage qui respectait
non seulement la liberté de l'auditeur mais aussi qui l'amenait à
entrer en lui-même et à réfléchir à la vérité
en aimant le monde. Le monde artistique aimait cette Parole de Dieu révélée
en Jésus qui révélait la flamme de Dieu qui habite chacun,
qui était allumée au cur de l'histoire souvent dramatique
des hommes.
Q. : Si aujourd'hui l'Église fait peu de commandes aux artistes,
est-ce simplement une question de finances ?
R.P.. : Une question finance ? Pas seulement. C'est en scrutant l'histoire
des artistes que j'ai découvert le bouleversement de la création
artistique qui appelait un changement radical de la part de l'Église
vis à vis du monde artistique. En 1944, Picasso a exprimé en termes
très justes ce bouleversement : " Je n'ai jamais considéré
la peinture comme un art de simple agrément, de distraction ; j'ai voulu
par le dessin et par la couleur, puisque c'est là mes armes, pénétrer
toujours plus avant dans la connaissance du monde et des hommes, afin que cette
connaissance nous libère toujours davantage. " L'artiste n'est plus
d'abord au service d'une institution ni au service d'une vérité
révélée mais il exprime à sa façon, avec
sa sensibilité souvent à fleur de peau ce qu'il voit, ce qu'il
pressent. Les artistes étendent la sensibilité, ouvrent la vision
que l'on a du monde, des autres, de soi-même. Les artistes délivrent
notre esprit de toute étroitesse, de toute peur de changement. En cela,
ils apportent un peu plus de liberté. Cette façon de se situer
amène l'Église a changé d'attitude : au lieu de commander
des uvres à des artistes, elle est appelée à se mettre
à leur écoute car ils expriment par leur art une parole originale
sur la vie, une parole que ni les économistes, ni les politiques, ni
les managers ne peuvent exprimer.
Q. : Est-ce facile pour l'Église de se mettre ainsi à l'écoute
?
R.P.. : Cette écoute est loin d'être facile d'abord parce que
la parole que les artistes utilisent aujourd'hui est au premier abord assez
obscur. Mais dés qu'on commence à entendre et apprécier
leur parole, on découvre qu'elle laboure, déchire, ouvre de nouveaux
espaces pour aller ailleurs, vers l'inconnu.
Q. : Pour susciter ce dialogue, vous avez choisi un titre : "
La chair et Dieu. " Pourquoi ce titre provocant ? Pourquoi n'avoir pas
retenu d'autres termes moins ambigus comme le corps ou la personne humaine ou
de l'âme ?
R.P.. : Ce titre a fait sursauter plus d'un. Alors que l'Église distinguait
le corps et l'âme, Rodin sculpte une statue révolutionnaire : 'Le
Penseur.' Ce n'est pas la tête qui pense c'est tout le corps de l'homme.
Cette sculpture remettait en cause une image que nous avions de la personne
humaine : d'un côté une âme qui pense et de l'autre un corps
ou la chair pour ne pas dire la chair source de péché. La chair,
c'est tout l'homme. C'est le corps qui écoute, regarde, parle, touche,
se déplace. La chair c'est ce corps meurtri et lumineux, toujours en
transformation car il est continuellement façonné par son histoire,
sa mémoire.
Q. : Pourquoi avoir employé le mot " Dieu " Pourquoi n'avoir
pas plutôt retenu le mot 'spirituel' ou 'la dimension invisible' ? Ces
termes sont plus en consonance avec la sensibilité de beaucoup de contemporains
qui refusent d'être pris dans un système ou une institution ?
R.P.. : Dieu loge-t-il derrière les étoiles ? Dieu est-il
un mot commode pour expliquer ce qui nous paraît aujourd'hui mystérieux
? Dieu se découvre-t-il dans la beauté de la nature ? Dieu se
promène-t-il de temps à autre sur la terre ? Dieu est-il le dynamisme
que chacun découvre en soi ? Dieu est-il le Tout Autre ?
Fallait-il se laisser guider par la sensibilité religieuse de ce temps
ou par notre foi qui nous dit que Dieu a désiré être homme
pour vivre pleinement avec nous notre histoire pour qu'elle débouche
dans l'amour partagé ?
Que les artistes nous disent par leur art leur cri, leur refus, leur recherche,
leur foi en la chair de l'homme qui a soif de...
Q. : Pouvez-vous dire un mot sur l'équipe qui porte ce projet ?
R.P.. : Cette équipe est présidée et soutenue par l'évêque
de Châlons-en-Champagne, le Père Gilbert Louis. Elle ne rassemble
pas que des catholiques. Elle est composée de personnes qui aiment la
liberté de création, qui trouvent vital de se mettre à
l'écoute des artistes pour non seulement vivre entouré de 'beautés
de cultures différentes' mais qui estiment que la parole des artistes
est indispensable pour que notre monde devienne plus juste, plus respectueux
de tous, plus à l'écoute du cur de l'homme.
Q. : Ce dialogue entre la société, les Église et les
artistes va prendre quelle forme ?
R.P.. : Il y a d'abord la création de ce site qui fait écho
à de nombreuses manifestations dans différentes régions,
manifestations enrichies par de nombreux dialogues. Ces manifestations ont souvent
été possible grâce à une collaboration avec des mairies,
des musées, des instances culturelles
Un livre qui sortira en octobre 2002 voudra être le signe qu'un dialogue
est non seulement possible entre les artistes et l'Église mais que ce
dialogue est vital pour l'Église et enrichissant pour les artistes. C'est
en tous cas ce qui ressort des nombreux contacts pris notamment par Gilbert
Brownstone avec des artistes d'avant-garde. La parution de ce livre va donner
l'occasion de réaliser des colloques dans plusieurs villes de France.
Un forum créé sur ce site permettra de se mettre en dialogue avec
les internautes de tous pays.
Il n'y a plus qu'à souhaiter 'bonne route pleine d'imprévus' à cette initiative.
Q. : Samantha, quel est votre parcours professionnel ?
R. : Assez classique. Après des études d'histoire et d'histoire de l'art, j'ai passé un diplôme d'ingénierie culturelle. Pour poursuivre une recherche doctorale sur " les échanges culturels franco-américain depuis la seconde guerre mondiale ", j'ai été assistante de galerie d'art contemporain. On m'a alors proposé un poste pour gérer une collection privée, axée sur les principaux courants artistiques européens et américains des années soixante à nos jours. Depuis deux ans, je mène plusieurs activités dans le champ de l'art contemporain : organisation d'expositions de jeunes artistes et chronique des expositions pour différentes revues. Je travaille avec Gilbert Brownstone depuis plus d'un an au sein de la fondation et, collabore avec lui aujourd'hui sur le projet de la " Chair et Dieu ".
Q. : D'où vient votre intérêt pour l'art ?
R. : Par mon éducation j'ai été sensibilisée à
la culture. Mes parents aimaient voyager et chaque séjour était
l'occasion de découvrir une autre manière de vivre et de voir...
On allait souvent dans les musées. J'aimais ces visites et j'éprouvais
beaucoup de plaisir à contempler les uvres. Chacune d'elle me racontait
une histoire.
La danse classique puis contemporaine a été un vecteur très
important également. Durant toute ma jeunesse, j'en ai eu une pratique
régulière, c'est une bonne et dure école. On y apprend
beaucoup et notamment que la rigueur et les contraintes sont des étapes
nécessaires pour arriver une liberté totale d'expression.
L'art m'intéresse pour tout cela et parce qu'il continue à me
raconter des histoires belles, laides... peu importe, il porte en lui du vécu
et du sens. Toutes les réflexions et les échanges que l'art entraîne
me passionnent.
Q. : Vous travaillez au projet " La chair et Dieu " avec Gilbert Brownstone. Comment ressentez-vous ce thème ?
R. : Pour moi, la chair est le corps sont la conscience de sa vie. Cela évoque
la vie intérieure. C'est l'expérience de l'union du corps et de
l'esprit et je crois que cette union donne une dimension universelle à
notre vie.
Quant à 'Dieu', cela m'a fait réagir, comme beaucoup de jeunes
de ma génération. Cela me fait penser au terme de religieux, c'est-à-dire
une institution qui tue le spirituel. Je dis cela car institution me fait penser
autorité, idéologie, école qui enferme, et conservatisme.
" La chair et Dieu " est un thème intéressant car il
est provocateur et en même temps très vaste. Cela oblige aller
jusqu'au bout de sa réflexion : ce qui compte pour moi c'est l'Homme,
capable de prendre du recul afin d'arriver penser par lui-même. Cela ne
veut pas dire qu'il s'enferme en lui-même, bien au contraire, cela le
rend solidaire des autres.
Q. : Les jeunes artistes que vous rencontrez réagissent-ils comme vous ?
Ils sont au départ effectivement surpris par le sujet, voire méfiants
(toujours cette crainte vis-à-vis de l'institution), mais très
vite intéressé. Dans la jeune génération, beaucoup
d'uvres prennent en compte cette problématique. Les artistes réfléchissent
beaucoup la vie du corps, la chair et la recherche spirituelle. En une période
d'internationalisation et d'uniformisation de la culture, beaucoup de créateurs
semblent orienter leur démarche vers notre quotidien, notre vie intime
avec une question qui les taraude : " Qu'allons-nous devenir intimement,
avec tout ce que l'on porte au fond de soi ? ".
Dès qu'on parle de Dieu, ils font très souvent référence
aux interdits religieux. Certains même pensent qu'on les juge démoniaques
à cause de leur vie personnelle et de leur création.
Ils ont l'impression que l'Égliseétoufferait leur soif de liberté.
Et ils ne veulent pas perdre leur liberté.
Q. : Si l'Église est pour vous synonyme d'étouffement, pourquoi acceptez-vous de travailler à ce projet? Je vous pose cette question car je connais votre enthousiasme pour cette aventure.
Q. : Ce qui me touche, c'est que cette Église dont je ne fais pas partie vienne à notre rencontre et nous pose la question de l'homme en ce début de siècle : " Qu'est-ce que les artistes ont à dire de l'homme d'aujourd'hui ? " Je trouve la démarche audacieuse et courageuse. Ce que je dis va peut-être choquer quelques personnes mais je ne connais l'Église que par les médias qui en donnent le plus souvent une image peu innovante. Je suis agréablement surprise de découvrir que l'Église veuille dialoguer avec les artistes contemporains. D'autant que certains ont fait l'objet très souvent de censures radicales et leurs uvres actuelles d'atteintes aux bonnes murs. Je trouve extraordinaire dans ce projet que l'Église catholique accepte de d'entendre des points de vues différentes. Cela fait preuve d'une ouverture d'esprit. Je suis d'accord de travailler avec l'Église qui passe une frontière pour aller écouter une voix autre. D'où mon enthousiasme pour cette aventure et le fait qu'à mon tour cela me permette d'envisager certaines uvres sous un autre angle... C'est surprenant.
3 mai 2001